BIOGRAPHIE D'EUGÈNE SUE PAR EUGÈNE DE MIRECOURT :

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Deuxième partie
Troisième partie

        Un des faits les plus déplorables de notre époque est l'alliance du socialisme avec le roman.
        Grâce à la complicité de la librairie, toujours prête à servir au public une cuisine dont il est friand, mais qui l'empoisonne, il n'est pas un hameau, pas une chaumière, à l'heure présente, où le grand banquet socialiste n'ait ses convives. Le pays est infesté de livres dangereux, dus à un écrivain qui bat monnaie avec le mensonge, et qui déchaîne les passions avides, uniquement pour gagner de l'or, sans avoir le moindre souci des maux qu'il cause.
        Hélas ! diront quelques bonnes âmes, n'accablez pas cet homme, il est exilé.
        L'exclamation vous paraît grave ; mais elle était prévue.
        Nous ne commençons ce petit livre qu'après de mûres réflexions. En sondant bien notre conscience, voici ce que nous avons à répondre.
        Aux yeux de la sagesse, aux yeux de la justice, aux yeux de l'avenir, dès qu'il s'agit de l'intérêt social et de la défense des principes, toute considération personnelle, tout sentiment de pitié pour l'individu doivent disparaître.
        Et, du reste, afin de rassurer le lecteur compatissant, nous lui annonçons que M. Eugène Sue mène une vie très douce hors de la frontière.
        De la grande place de la ville d'Annecy, en Savoie, les habitants vous montreront, pour peu qu'il vous plaise de faire le voyage, une propriété fort coquette, assise, à une demi-lieue de là, sur l'escarpement d'une colline.
        Cette villa charmante appartient à M. Ruffi, architecte piémontais.
        Eugène Sue est son locataire.
        Dès son réveil [Là-bas, comme à Paris, il n'est plus réveillé par de gentilles femmes de chambre, coiffées à la grecque et vêtues de gaze. Ses amis, les démocrates purs, lui ont conseillé de réformer son train de maison. Il n'a pour le servir, qu'une jolie gouvernante et un domestique mâle.], il descend, reçoit de son domestique un long bambou, fait une promenade sous les sapins de la montagne ou sur les bords verdoyants du lac, et rentre ensuite pour déjeuner.
        Le vent frais qui souffle des Alpes a stimulé fort agréablement ses parois digestives. Il mange avec appétit. Sa gouvernante, Hébé mignonne, remplit la coupe, et, le repas fini, ce bienheureux socialiste entre dans son cabinet de travail, où l'attendent de nombreuses commandes de libraires.
        Sur un plateau d'or ciselé, le domestique au bambou lui présente respectueusement la paire de gants-paille, sans laquelle, on ne l'ignore pas, notre célèbre auteur ne peut jamais écrire. A chacun de ses chapitres, cette paire de gants se renouvelle, fraîche et parfumée.
        Peuple aux mains noires et rugueuses, est-ce toi qui recommandes à tes plumes favorites cette délicatesse de précautions, ces coquets préliminaires aux oeuvres que tu dévores ?
        En revanche, et par économie sans doute, M. Eugène Sue ne met jamais de gant à son style.
        Il écrit cinq ou six heures, sans raturer, sans se relire, expédie ses manuscrits aux éditeurs parisiens, et gagne, du fond même de son exil, soixante ou quatre-vingt mille francs, année courante.
        Pauvre homme ! il gagnait jadis bien davantage, au bon temps de Véron et du Constitutionnel. En cela peut-être il est à plaindre ; mais qu'y faire ?
        Après le travail, la toilette (une toilette de prince) ; puis un dîner somptueux attend le noble auteur, qui vient d'écrire sur les misères du pauvre des pages si éloquentes. Il mange de tous les plats avec la satisfaction que donne un devoir accompli, quitte la table, trouve à la porte du château un cheval tout sellé, magnifique arabe, vrai Dieu ! aux naseaux impatients, aux jambes fines et nerveuses, qui emporte son maître au galop sous les avenues du parc, et le ramène, au bout de quelques heures, avec une digestion parfaitement accomplie [Deux fois la semaine il dîne chez M. Massé, son voisin de campagne et son ami. M. Massé est un ancien éditeur de musique, associé de Toupenas. Il a pris en main la direction des affaires d'Eugène Sue, et l'a débarrassé d'un traité fort onéreux avec Gosselin].
        Rentré dans ses salons, Eugène Sue trouve sa gouvernante, qui lui offre l'opium dans une pipe turque, garnie d'ambre et d'une richesse extrême. Il s'étend sur des coussins soyeux, fume et s'endort.
        Ne le réveillons pas.
        A présent que le lecteur est bien certain que la vie de notre héros ne s'écoule point dans le désespoir et les larmes, nous sommes plus à l'aise pour entamer cette notice biographique.
        Marie-Joseph Sue est né à Paris en 1801, le 1er janvier.
        De magnifiques étrennes pour la littérature et pour la France étaient au fond de son berceau. Nous n'avons pu sans doute, en apprécier le charme que vingt-cinq ou trente années plus tard ; mais cela ne doit en rien diminuer notre gratitude.
        Le romancier socialiste ayant jugé à propos de renier ses deux noms de baptême au frontispice de ses oeuvres et d'en choisir un seul, plus euphonique et plus doux, il serait ridicule de lui chercher à ce sujet la moindre querelle, et nous lui conserverons, dans son histoire, le prénom d'Eugène.
        Sa famille est originaire de Provence.
        Pierre Sue, son bisaïeul, professeur de médecine légale et bibliothécaire de la Faculté de Paris, laissa quelques ouvrages estimés. Il mourut sans fortune.
        Son grand-père, moins savant, mais plus heureux, amassa des rentes folles, et nagea dans l'opulence. Outre les fonctions de professeurs à l'Ecole de Médecine, il cumula celle de chirurgien à l'hospice de la Charité, de professeur à l'Ecole des Beaux Arts et de chirurgien de la maison de Louis XVI.
        Jean-Joseph Sue, père d'Eugène, hérita de la chaire d'anatomie, fut nommé par Napoléon chirurgien de la garde impériale, et sut gagner plus tard, les bonnes grâces de Louis XVIII, qui l'attacha , vers 1817, à sa maison militaire.
        Marié trois fois, Jean-Joseph eut un fruit différent de chacun de ses hymens.
        Le premier lui donna une fille [Cette première soeur d'Eugène Sue est mariée à M. Caillard, directeur des messageries], et presque aussitôt il crut devoir user de la loi du divorce pour contracter d'autres noeuds.
        Dans le caractère de l'épouse délaissée, M. Legouvé, auteur du Mérite des Femmes, trouva sans doute quelque chose du sujet de son livre, car il la prit immédiatement pour compagne, et en eut ce fils qui lui succède aujourd'hui dans la carrière des lettres.
        Ernest Legouvé, l'académicien de fraîche date, est le frère utérin de la soeur aînée d'Eugène Sue [Les deux auteurs sont fort grands amis].
        La seconde épouse de Jean-Joseph lui donna notre romancier ; puis elle mourut, au bout de deux ans de mariage, le laissant convoler à de troisièmes noces, qui le rendirent père d'une autre fille.
        A présent la généalogie est en règle, et toutes nos origines sont constatées.
        Le père d'Eugène, dans le cours de sa carrière médicale, eut plus de bonheur que de véritable mérite. Chez cette famille, le bien-être et la fortune suivaient une progression croissante ; mais la science, il faut le dire adoptait une marche diamétralement opposée.
        Cela n'empêcha point Jean-Joseph d'être le médecin de Masséna, de plusieurs maréchaux de l'empire, et de madame de Beauharnais, qui lui conserva sa confiance, lorsqu'elle devint madame de Bonaparte, et ne songea pas même à choisir un autre Esculape, le jour où elle s'assit, aux côtés de Napoléon, sur le trône impérial.
        - J'ai de la chance, corbleu ! se disait in petto le docteur Sue.
        L'impératrice Joséphine et le prince Eugène de Beauharnais, son fils, daignèrent tenir sur les fonts de baptême le futur auteur de Plik et Plok et de Latréaumont.
        C'est le motif qui aura, plus tard, décidé de notre héros à s'administrer le prénom de son parrain.
        Très riche et comblé de faveurs, Jean-Joseph n'avait plus rien à désirer, si ce n'est le titre de baron. Déjà l'Empereur l'avait accordé par lettres patentes à Boyer, Portal et Corvisart ; mais Joséphine sollicita vainement le même brevet pour son médecin.
        - Je ne fais barons que les princes de la science, dit César, qui s'humanisait parfois jusqu'au jeu de mots [Voulant donner à Napoléon une plus haute idée de son savoir, le docteur s'avisa de soutenir, vers cette époque, une thèse étrange, et qui lui valut, par sa bizarrerie même, une sorte de popularité. il prétendit que les patients de la guillotine, après la séparation de la tête du corps, éprouvaient d'atroces souffrances. Cabanis et d'autres médecins habiles eurent beau démontrer l'impossibilité du fait, l'opinion accréditée par le père d'Eugène l'emporta sur leur logique, sinon chez les hommes de sciences, du moins chez les hommes sensibles.
        Eugène Sue, comme Romulus, ne suça point la mamelle d'une louve. Une chèvre fut sa nourrice, et l'on connaît l'effet certain de ce genre d'allaitement. L'héritier du docteur, une fois au collège, n'eut de goût que pour la dissipation et le jeu.
        Son plus cher camarade de classe était Adolphe Adam.
        Les deux amis cultivaient ensemble la paresse et se livraient à une infinité de tours pendables. Au lieu de préparer leur devoirs, ils élevaient des cochons d'inde et lâchaient ces animaux rongeurs dans le jardin botanique du père Sue, où ils exerçaient d'affreux dégâts.
        Or, les familles de nos espiègles, voulant les forcer au travail, s'entendirent pour le choix d'un répétiteur fort instruit, mais très-pauvre, et qui, se voyant installé, trembla de perdre une place lucrative.
        Eugène et Adolphe, toutes les fois que ce malheureux garçon leur parlait d'étude, s'écriaient d'un commun accord :
        - Foin des versions ! au diable les thèmes ! si vous portez plainte, nous saurons vous faire remercier.
        Le répétiteur eut la faiblesse de céder à l'intimidation. Quand M. Sue lui demandait s'il était content de son fils, il répondait, en étouffant le cri du remords :
        - Oui, Monsieur, il travaille beaucoup son latin.
        - Ah ! Ah ! s'écriait l'Esculape de Joséphine. Voyons, où en est-il du Concessionnes [Le bon docteur voulait dire Conciones]? peut-il m'en réciter quelques passages ?
        - Certainement, répondait Eugène avec la plus condamnable assurance.
        Adolphe et lui échangeaient alors un coup d'oeil, et les deux polissons débitaient à l'envi l'un de l'autre au trop confiant docteur toutes les atrocités latines qui leur passaient par la cervelle.
        M. Sue était dans le ravissement. Chaque fois, il accordait une gratification au répétiteur.
        Eugène, tout en ayant une figure très-commune, rayonnait de l'éclat le pls merveilleux de la santé. Sa taille était élégante et bien mise. On l'appelait au collège, le beau Sue (bossu), car le calembour cette plaie de l'esprit moderne, avait déjà cours sur la place. On prétendait que le beau Sue se changeait en Sue-le-fat (sulfate) quand il entrait dans le laboratoire paternel.
        Nous avions oublié de dire que le docteur possédait un magnifique laboratoire.
        Tous les lundis et tous les vendredis, il enseignait, dans son salon même, la botanique à une société féminine très-choisie.
        Grâce à ses aïeux, à une assez forte clientèle, à son ancien titre de médecin de l'Impératrice, à sa théorie sur les guillotinés et à beaucoup d'aplomb, M. Sue passait pour un savant de premier ordre.
        Ces dames payaient fort cher le droit d'être admise aux séances, à l'exception toutefois de plusieurs d'entre elles qui, en raison d'une intimité quelconque, y assistaient gratis.
        Outre Adolphe Adam, Eugène avait alors pour ami Ferdinand Langlé, autre espiègle de leur trempe. Les trois démons s'étaient chargés de la préparation du cours.
        Bien que fort ignorants eux-mêmes, ils se doutaient du manque absolu de science chez le docteur. Presque chaque fois, ils s'entendaient pour le rendre victime d'une mystification pleine de scélératesse. Au lieu d'étiqueter soigneusement les plantes sur lesquelles M. Sue avait à discourir, ils les affublaient de noms impossibles et monstrueux, afin de voir comment l'érudition du botaniste se dépêtrerait d'un embarras aussi grave.
        L'heure du cours sonnait ; les jolies élèves étaient présentes.
        Une portière de velours grenat s'écartait au fond de la pièce, donnant passage au docteur, qui entrait, le sourire aux lèvres, saluait à droite, saluait à gauche, allait s'asseoir sur une estrade, encombrée de plantes de toutes sortes, en prenait une, et semblait offusqué d'abord du nom baroque inscrit sur le vase.
        Mais, comme il lui était défendu de manifester, sans se compromettre, une surprise trop grande, il prononçait héroïquement le nom de la plante et il disait :
        - Ceci, mesdames, est le Concrysionisoidès !
        Il toussait un peu, se recueillait quelques secondes et commençait l'histoire de la plante fabuleuse, inventant un ragoût de pétales, de corolles, de familles, de sexes, de genres, et l'assaisonnement de l'élocution la plus facile, du calme le plus imperturbable. Il parlait ainsi deux ou trois heures de suite, sans broncher dans une seule phrase, et, bien entendu, sans conclure.
        Comme on le devine, les trois audacieux préparateurs écoutaient ces belles dissertations.
        Mais ce qu'il y avait de plus répréhensible, - chez Eugène surtout, nouveau Cham, qui aurait dû jeter le voile du respect sur la nudité scientifique de son père,- c'est que les plus gentilles élèves, celles qui ne payaient pas , étaient dans la confidence. Moins retenues que les coupables, il leur arrivait souvent de pouffer de rire au nez de l'intrépide professeur.
        Celui-ci toutefois ne se douta jamais du tour.
        A force de répéter ses mensonges, un menteur finit par y croire, et nous pensons qu'un phénomène analogue se produisait chez le savant. Il croyait à l'existence du Concrysionisoïdès et à l'exactitude de ses démonstrations botaniques.
        Eugène Sue quitta le collège un peu moins érudit, sur toutes matières que l'auteur de ses jours.
        Mais comme, en dépit de la progression décroissante du talent médical, une solide clientèle s'obstinait à enrichir la famille, le docteur Sue fit entrer son fils, en qualité de sous-aide, à l'hôpital de la maison du roi.
        Là, notre héros noue connaissance avec l'illustre docteur Véron , qu'il doit retrouver, une jour, sur un autre terrain que celui de la médecine, sur le terrain du socialisme.
        Ils sont du même âge, à trois années près.
        Véron se met en quatrième dans la bande, et nos garnements ont des rendez-vous très assidus, au cabinet du père d'Eugène.
        Est-ce pour travailler, ou pour examiner le crâne de Mirabeau, que M. Sue conserve précieusement dans un bocal ? Non certes, il s'agit de rendre visite à certaine armoire, pleine de vins exquis, donnés, en 1815, au docteur par les souverains coalisés, auxquels il a eu l'honneur de tâter le pouls.
        Là se trouve du tokay de premier choix, cadeau de l'empereur d'Autriche, et du vin du Rhin, passé à l'état de nectar, don généreux du roi de Prusse.
        N'oublions pas les soixante bouteilles de johannisberg, expédiées par le prince de Matternich, en reconnaissance d'un rhume adouci à propos, le jour même d'une conférence diplomatique ; non plus que cent [C'est le mousquetaire Dumas qui détermine ce dernier chiffre dans ses Mémoires, où il parle d'Eugène Sue et de son père, nous ne savons pas trop pourquoi, si ce n'est pour déflorer cette biographie, intention mesquine et déloyale, qui tournera sûrement à sa honte] flacons d'alicante, présent d'une illustre accouchée, qui avait (l'alicante) plus d'un siècle.
        Eugène a découvert la clef de cette bibliothèque d'un nouveau genre, dont ses amis, chaque soir, viennent l'aider à étudier le contenu.
        Nos quatre vauriens hument les flacons, puis s'occupent de les faire disparaître quand ils sont vides.
        - Mauvais moyen ! dit Véron. Les bouteilles absentes vont nous trahir.
        On est frappé de la justesse de la remarque, et les buveurs prennent le soin de ne plus les vider qu'à moitié, pour les remettre, l'instant d'après, en place, absolument pleines.
        Demandez à ces messieurs, qui tous quatre sont encore de ce monde, comment le prodige s'accomplissait [Alexandre Dumas, qui ose tout, a reculé devant cette explication, disant qu'on remplissait les bouteilles avec de la colle-forte, rendue liquide. L'invraisemblance est flagrante. Nous n'imiterons pas le Mousquetaire comme inextactitude ; mais nous l'imiterons comme délicatesse. C'est la première fois que nous le prenons comme modèle].
        Quand le docteur Sue donnait un grand dîner, jamais il ne manquait d'apporter sur la table une des fameuses bouteilles. Il ne la débouchait pas comme bien on se l'imagine, sans avoir expliqué, dans un récit pompeux, à ses convives la manière dont ce vin délectable lui était venu.
        La narration faire, il versait.
        Chacun portait le liquide à ses lèvres avec une confiance aussitôt suivie d'une grimace unanime. Puis, le docteur goûtait à son tour, et ne pouvant démentir ses éloges, disait, après avoir absorbé la rasade :
        - Délicieux !... mais je crois qu'il est temps de le boire.
        A côté de lui, le coupable Eugène avalait sans sourcilier son châtiment, consolé par la perspective de retrouver, le lendemain, de l'alicante pur ou du johannisberg moins odieusement frelaté.
        Ce criminel manège eut une fin.
        Le docteur, un jour, entrant à l'improviste dans son cabinet, trouva son fils et ses amis occupés à remplir les bouteilles.
        Ah ! ce fut une scène terrible ! Le médecin des rois de l'Europe n'était pas homme à pardonner cet attentat contre la précieuse armoire. Le même jour, ô comble de scandale ! il apprend que monsieur son fils a des dettes et qu'il recourt à des emprunts usuraires.
        Dans son indignation, aussi juste que profonde, il le contraint à s'engager.
        Notre héros se dirige vers l'Espagne avec le corps expéditionnaire envoyé au secours de Ferdinand VII. Il fait partie, comme sous-aide, du personnel médical des ambulances. Son chirurgien-major est le docteur Gonzalès, père de l'homme de lettres dont nous avons publié l'histoire.
        Mais Eugène ne reste pas longtemps sous ses ordres.
        Un peu revenu de son courroux, et tremblant que son unique héritier mâle ne s'exposât dans cette guerre avec trop de témérité, le père Sue obtient que le jeune homme soit attaché à l'état-major du duc d'Angoulême, où les chances de péril sont beaucoup moindres.
        Cet excellent père a des craintes exagérées.
        De son propre mouvement, dans les rares escarmouches qui ont lieu, Eugène a soin de se tenir hors de la portée des balles, et ne va pas chercher les blessés sous le canon de l'ennemi.
        Il assiste à distance, et sans recevoir une égratignure, au siège de Cadix, à la prise de Trocadéro, à celle de Tarifa, repasse la frontière et rentre à Paris au bout de cette année glorieuse.
        Son père lui fait accueil. On tue le veau gras.
        Mais la joie du bon docteur ne le décide point à desserrer les cordons de l'escarcelle. Avec ses honoraires de sous-aide, qui montent à douze cents francs, il est impossible qu'Eugène vive décemment à Paris. Véron et Ferdinand Langlé, ses joyeux camarades, ont la poche autrement plus opulente que la sienne. Ils se sont adjoints un nouvel ami très-riche et très-vaudevilliste, appelé De Forges. Tous mènent vie joyeuse et débraillée [Adolphe Adam n'était plus de la bande. il se livrait alors au Conservatoire à des études musicales très sérieuses].
        De Forges ouvre bien sa bourse, de temps à autre, au fils du docteur Sue, mais il ne peut indéfiniment lui servir de banquier. Cela, d'ailleurs, humilie beaucoup l'orgueil d'Eugène.
        N'importe à quel prix, il lui faut de l'or.
        Connaissant déjà plusieurs de ces juifs éhontés dont Paris abonde, il leur confie sa détresse et déclare que l'existence lui est impossible, s'il n'a pas, comme Véron, groom, cheval et tilbury.
        - Ah ! jeune homme, répondent ces héros de l'usure, l'argent est rare, et nous avons à vous offrir que des vins ou des draps.
        - Vous êtes fous, dit Eugène. Où voulez-vous que je place ces marchandises ?
        - Partout. La vente vous en sera facile, même à bénéfice, et vous aurez l'avantage d'apprendre le commerce.
        Il fallut se résigner.
        Le fils du docteur choisit des vins, comme étant de meilleure défaite. On lui en livra pour seize mille francs ; il les revendit mille écus, avec beaucoup de peine, et la somme était bien minime, hélas ! pour avoir tilbury, cheval et groom.
        Eugène y arrive, toutefois.
        On donne un à-compte sur le cheval et sur la voiture, on fait habiller le groom à crédit par un tailleur ; la poche du maître contient encore une quantité de louis fort raisonnable, et le voilà brûlant le pavé du matin au soir.
        Le docteur Sue, qui aimait l'exercice, par principe d'hygiène, et qui trottait pédestrement le long des ruisseaux, manque d'être écrasé, rue Richelieu, par un élégant phaëton, lancé ventre à terre.
        Il lève la tête pour gourmander le jeune fou qui le conduit. O rencontre fatale ! Eugène reconnaît son père.
        Le docteur est vif, et les coups de canne pleuvent.
        Cette correction paternelle bien et dûment administrée, il somme Eugène de donner l'explication de son opulence incompréhensible. Epouvanté du nombre des lettres de change souscrites, et les regardant comme un complot directement tramé contre sa bourse, puisque lui seul peut les payer à l'échéance, il enjoint à notre enfant prodigue d'aller reprendre ses fonctions de sous-aide à l'hôpital militaire de Toulon.
        - Bah ! s'écrie De Forges, quand Eugène attérré lui annonce la nouvelle, console-toi, nous partons ensemble. A cent quatre-vingts lieues de la capitale, mes créanciers ne le fatigueront plus de leurs sornettes. Je suis ruiné, mon cher. Nous ferons des économies.
        Pour suffire aux frais de route, ils parviennent à contracter un dernier emprunt, et la ville de Toulon ne tarde pas à voir arriver nos deux philosophes.
        Les joues florissantes d'Eugène, sa forte encolure, affriandent le sexe méridional.
        Hercule et sa veille renommée pâlissent. On s'arrache le sous-aide, et les maris cherchent vainement à circonscrire ses services dans les limites de l'hôpital militaire ; ils n'y réussissent pas.
        Grâce à la complicité de ces dames, le beau Sue remporte chaque jour de plus doux triomphes, et De Forges combat a ses côtés dans la lice amoureuse.
        Un instant, ils purent craindre la fin de leurs conquêtes. A cette époque, il y avait à Toulon de fort jolies comédiennes, et comme ils se disposaient à leur jeter le mouchoir, le directeur du théâtre ferma tout à coup la porte des coulisses, déjouant les tentatives de ces deux sultans acharnés.
        - Bon ! s'écria De Forges, il faudra bien qu'il nous accorde nos entrées comme auteurs.
        Louis XVIII était mort. On annonçait le sacre de Charles X.
        En une soirée, le jeune vaudevilliste, assisté d'Eugène, broche un impromptu de circonstance. La bluette est reçue, mise à l'étude, jouée sans retard, applaudie avec enthousiasme dans un pays royaliste, et ces messieurs franchissent le seuil du harem.
        On assure qu'ils partagèrent là plus d'une oeillade, plus d'un sourire, plus d'un coeur, sans jamais être en dispute. La collaboration ne pouvait être ni plus intime, ni moins jalouse.
        Eugène Sue et De Forges restèrent unis plus de vingt ans.
        Ils se brouillèrent pour des raisons politiques. L'auteur de vaudevilles, joyeux compagnon, caractère léger, mais esprit droit, laissa le romancier se précipiter seul dans un abîme, et le suivit jusqu'au socialisme, exclusivement.
        Revenu à Paris, en 1825, Eugène y trouve Ferdinand Langlé directeur d'un petit journal de théâtres et de modes [Si nos renseignements sont exacts, ce journal avait pour titre la Nouveauté].
        En société de son ami De Forges, le goût de la littérature lui est venu. Sa plume est facile, son imagination primesautière ; il écrit dans le journal de Ferdinand quelques articles badins, sinon spirituels, dont les lectrices raffolent.
        Sa magnifique santé continuant de marcher de pair avec ses premiers essais de style, nous le voyons obtenir à Paris comme à Toulon des succès de boudoir incroyables. Adonis aimé de Vénus, Endymion , le gracieux berger de Diane, reparaissant sur terre, n'eussent point à coup sûr détrôné le beau Sue.
        O frivoles avantages de la jeunesse ! ô vanité de l'amour !
        Pourra-t-on jamais croire ce qui précède en examinant aujourd'hui le portrait que nous donnons en tête de ce volume, et dont nous garantissons la parfaite ressemblance ?

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